Comme je reçois même des MP me demandant ''à quand la prochaine Lilystoire ?'', en voilà une... Je viens juste de la finir pour le concours de nouvelle du CROUS, dont le thème est cette année ''Prisons''...


Noir et blanc


Nous avons déménagé le 31 juillet, à cause d?une des manies de ma mère. Celle qui fait que l?on change les draps le premier du mois et les serviettes de table le lundi matin.

L?emménagement a duré longtemps? Ma mère courait partout, me demandait de monter les meubles, de chercher mon frère « qui écrase les fleurs en jouant dans le jardin ».
Elle ajoutait un laïus sur le dit jardin, qui lui « donne du soucis » alors qu?elle racontait avec fierté que nous habitions « une maison avec un jardin magnifique ».

Un après-midi, alors que je n?en pouvais plus, je suis sorti.
Le quartier ressemble à notre maison : bourgeois et gris. Toutes les maisons sont identiques : couleurs ternes, jardins avec pelouse et rosiers.
La ville ? « une jolie ville, avec de vrais quartiers, pas de HLM» ? est pareille : ça sent le conformisme que ma mère nous impose.
Sans le remarquer, j?ai atteint la sortie de la ville. C?est déjà la campagne.
Je fais demi-tour et je m?arrête. Je n?avais pas remarqué la dernière maison. Elle jure avec le reste : en retrait, blanche.
Je déballe mon appareil photo. Je ne sors plus sans lui depuis que grand-père me l?a offert.
C?était celui de ses plus beaux clichés, ceux que ma mère a vendu pour acheter la maison? Elle aurait aimé le vendre avec.

« Qu?est ce que vous faites ? »
Je sursaute. Devant moi se trouve une femme qui me regarde sévèrement.
« Je? prenais une photo? »
« Je le vois bien ! Qui vous a autorisé ? C?est une maison privée ! »
On ne m?a jamais reproché de photographier une maison?
« Je suis désolé, je ne pensais pas? Votre maison est différente des autres, j?ai trouvé ça? joli »
Elle m?observe.
« Vous travaillez pour quel journal ? »
« Aucun, je suis juste passionné de photographie. »
« Eh bien, je vous prierais de ne pas photographier ma maison ! Allez dans les champs, vous trouverez des choses plus intéressantes. Et venez me montrer votre ? ?uvre. Avec les négatifs !»
C?était un ordre.

J?ai bataillé pour utiliser un cagibi comme labo. Ma mère voulait y installer une cave à vin. Nous n?en buvons pas mais « avec son nouveau poste, ton père devra peut-être donner des invitations » m?avait-elle dit.
Pour une fois, papa est sorti de son silence et m?a autorisé à utiliser le cagibi. J?ai accroché sur la porte des copies des clichés que ma mère a vendus.
« C?est dur pour moi mon chéri. J?aurais aimé les garder » m?a-t-elle dit en me demandant de les enlever. Dix minutes après, elle pérorait sur l?exposition plein Sud de la maison, tellement agréable.
J?ai développé la pellicule comme mon grand-père. Il disait toujours : « Quand elle est réussie, la photo n?est pas une prison mais permet aux êtres de s?exprimer et d?être eux-mêmes ».
Sur toute la pellicule, on retrouvait l?atmosphère étouffante de la ville.
J?avais cinq photos de la maison. En noir et blanc, elle paraissait plus vivante que ses voisines, contrairement à la réalité. J?en ai mis trois dans une enveloppe, avec les négatifs.

J?ai hésité un peu avant de sonner.
La porte d?entrée s?est ouverte. Il faisait très sombre dans la maison et je ne voyais pas qui m?avait ouvert.
« Oui ? »
C?était une voix masculine, un peu étrange, comme quand on s?amuse à parler sans bouger les lèvres.
« Bonjour, je? je devais apporter? des photos? »
« Entrez !»
En m?avançant, j?ai compris. Devant moi se trouvait un homme. La moitié droite de son visage était mutilée.
« Venez, on ne voit rien ici ». Il est monté à l?étage et je l?ai suivi. Nous sommes rentrés dans une pièce immense, très lumineuse. Elle donnait sur le jardin et ses grands arbres qui cachaient la vue.
« Je m?appelle Pierre. Vous êtes le photographe, c?est ça ? »
Je n?ai pas su quoi dire alors je me suis contenté d?acquiescer.
« Je? je devais apporter les clichés. » ai-je répondu en lui tendant l?enveloppe que je tenais à la main. Il l?a prise et j?ai remarqué qu?il avait du mal à utiliser certains doigts de sa main droite.
Il a regardé les clichés en silence, puis m?a fixé longtemps.
« Vous êtes? Daniel, non ? »
J?étais stupéfait. Comment savait-il mon nom ? Rien qu?en regardant les photos ? La femme avait-elle enquêté sur moi ?
« J?ai connu votre grand-père quand j?étais jeune? Nous avons quasiment le même âge? »
Je l?ai regardé plus en détail. Ça fait cinq ans que grand-père est mort. Si il a mon âge, il l?a connu avant ses quinze ans? Il m?a rendu mon regard. Malgré sa joue droite abîmée et sa bouche tordue, j?ai l?impression de l?avoir déjà vu? Une photo de grand-père, dans l?album où il rangeait ses préférées? Un gamin d?une dizaine d?années, debout sur une table, avec une trompette à la main.
Grand-père écoutait souvent ses disques.
« Vous? êtes le trompettiste ! »
« Grand-père m?a souvent parlé de vous, à l?époque où il faisait les clichés. Puis il a perdu tout contact avec vous. »
Il me sourit tristement.
« J?aimais beaucoup ces séances. Puis il y a eu? mon accident. Et j?ai comme disent certains disparu de la circulation? Que devient-il ? »
« Il est mort il y a cinq ans. »
« Oh. Je? suis désolé? C?était quelqu?un de fantastique? Je peux vous demander comment? c?est arrivé ? »
J?ai horreur de cette question. Pourquoi les gens ont ce besoin malsain de savoir de quoi est mort quelqu?un ?
Souvent, il m?arrive de ne pas répondre. Mais là, c?est quelqu?un que grand-père appréciait.
« Il s?est suicidé »
Cette réponse déclenche souvent des phrases toutes plus creuses les unes que les autres. Ce n?est pas le cas?
Il murmure comme à lui-même :
«C?est peut-être mieux ainsi? Il se sera débarrassé de ses cauchemars?»
Je suis surpris par sa réaction. Que sait-il de grand-père ? Pourquoi cette remarque ? Je n?ai pas le temps de lui poser la question.
Il a repris sur un ton totalement différent.
« Je? suis désolé, mais ma mère va rentrer? Si vous voulez revenir, elle est absente le mercredi après-midi. »
Il me raccompagne à la porte.
Des dizaines de questions me passent par la tête?

Les réponses, je les ai eu par la suite. Dès le mercredi suivant, je suis retourné voir Pierre. J?avais besoin de savoir? Et il avait besoin de parler.
Il était à l?époque le jeune trompettiste prodige dont mon grand-père me parlait. C?est lors de l?accident de voiture où son père est mort qu?il s?est retrouvé mutilé. Après les opérations et la rééducation, sa mère avait voulu qu?il redevienne virtuose mais il était physiquement incapable de jouer. Aux entraînements forcés, elle a ajouté l?isolement, afin que personne ne devine ce qu?elle appelle « sa déchéance ».
Quand il eut fini de raconter son histoire, j?ai été étonné de la haine qu?il ressentait envers sa mère. Je ne ressens pour la mienne rien de ce que l?on décrit comme de l?amour filial, mais je ne la déteste pas. Elle rêve de reconnaissance sociale et d?admiration, ça me pourrit la vie, mais ce n?est pas dramatique.
Celle de Pierre rêvait de réussite à travers son fils et lui en veut de ne pas être devenue la « mère d?un génie universel », comme il le dit.
« Plusieurs fois, elle m?a fait le reproche d?avoir voulu aller à ce concert, le soir où nous avons eu l?accident. Et si papa n?était pas mort dans l?accident, elle lui en aurait encore plus voulu? Elle le tient pour responsable ! »
Certains mercredis soir, en rentrant chez moi, j?avais du mal à imaginer qu?il s?agisse de la vérité. Peut-être que l?isolement de Pierre ? réel, je ne pouvais pas le nier ? lui faisait alourdir la vérité ?
Mon doute était sûrement visible. Quelques mercredis plus tard, alors que nous étions déjà fin septembre, il a sorti une enveloppe d?un tiroir de son bureau et me l?a tendu.
« Regarde? »
C?était une mise sous tutelle. D?après ce papier, Pierre était incapable de toute activité autonome et dépendait de sa mère.
« Pour eux, je suis un légume, et ma mère a tous les droits? »
J?étais révolté. Devant moi, j?avais quelqu?un qui ne correspondait pas à la description du papier que je tenais. Quelqu?un qui devenait, mercredi après mercredi, un ami.

Nous n?avons pas reparlé de ça pendant plusieurs semaines. La rentrée avait eu lieu. Je ne pouvais financièrement pas partir de la maison mais j?allais peu en cours. J?avais déjà acquis la plupart des notions exigées?

Les mercredis suivants, avec Pierre, nous avons parlé photographie. C?est là que j?ai compris à quel point il connaissait grand-père. Au fil des séances photo, ils avaient beaucoup discutés et grand-père lui avait parlé de ce qu?il appelait « ses cauchemars » et avait fini par lui montrer les clichés.
Ces photos, grand-père m?en avait parlé à demi-mot, quand je lui avais demandé ce qu?il faisait pendant la guerre. Je ne les ai vues qu?après sa mort, quand mes parents les ont brûlées, après les avoir retrouvées près de son corps. Pendant des mois, je me suis posé beaucoup de questions. Ces questions que l?on rumine sans cesse, sans en parler.
Avait-il eu le choix ? Si oui était-il complice de leurs crimes ? Le souvenir de ces milliers de personnes qu?il photographiait avant leur mort était-il une punition suffisante, si punition il devait y avoir ? Qu?aurais-je fait à sa place ?

Après cette discussion, nous n?avons plus reparlé de grand-père. Mais Pierre a retrouvé un vieil appareil photo et il m?a demandé des conseils. Grand-père, comme il le faisait souvent, lui avait parlé de ses méthodes et avait naturellement cité sa phrase fétiche : « Une photo n?est pas une prison mais permet aux êtres de s?exprimer et d?être eux-mêmes ». C?est ainsi que nous avons passé une après-midi à faire des photos. Pierre avait rapidement compris les bases du cadrage et s?amusait à photographier ses objets du quotidien sous un angle inhabituel. Il a refusé que je développe moi-même la pellicule et j?ai dû lui promettre de la déposer au tabac.

Le mercredi suivant, Pierre n?était pas en forme? Son enthousiasme qui me semblait extraordinaire vu la vie qu?il menait était un peu terni. Il m?a confié qu?il s?était engueulé avec sa mère. Elle refusait toujours d?annuler la tutelle?
J?ai enfin osé lui parler de l?idée que je n?osais pas aborder.
« Pourquoi tu ne pars pas ? L?annulation d?une tutelle, ça peut se faire dans les deux sens, si tu peux prouver que tu es capable d?être autonome. Et tu en es capable ! »
Il m?a regardé d?un air triste.
« Tu crois ça ? Je ne suis pas sûr de pouvoir me débrouiller seul? Quand j?étais petit, je passais mes journées à la musique et aux cours. Après l?accident, j?ai passé deux ans à l?hôpital. Et depuis, je suis ici? »
« Tu n?es pas bête, tu arriverais à te débrouiller sans problème?».
Je n?ai même pas eu le temps de finir ma phrase.
« Si je pars, c?est pour ne plus revenir ici ! Mais de toute façon, comment veux-tu que je parte ? Je n?ai même pas d?argent, rien? »
Nous avons encore discuté longtemps. Je voulais l?aider mais il refusait sous prétexte des risques que je courais. Je n?ai pas osé lui dire que ce n?était pas important pour moi. Il était devenu mon ami?
Ce soir là, nous avons été surpris par sa mère qui rentrait un peu plus tôt. Quand la porte d?entrée s?est ouverte, j?ai eu peur. Heureusement, Pierre a rapidement réagit. Il a rangé les photos dans son bureau, a récupéré l?enveloppe des photos de la maison ? une histoire tellement vieille! ? et quand sa mère est entrée, il l?a accueillie avec froideur.
« Bonsoir. »
Elle ne lui a pas répondu et s?est directement adressée à moi.
« Que faites-vous ici ? »
« Il est venu apporter des photos que vous aviez exigées de lui »
Pierre a tendu l?enveloppe à sa mère. Elle l?a ouverte, a regardé les photos avant de les déchirer et de les jeter.
« Vous en avez mis du temps ! Rentrez chez vous maintenant ! »
Je n?ai rien osé dire. Mais sur le chemin du retour, je savais une chose : je ne pouvais pas rester à rien faire?

Mon idée était réalisable? Mais Pierre avait du mal à l?accepter? Il avait peur surtout. Par-dessus tout, peur de la réaction de sa mère.
Mais peu à peu, mercredi après mercredi, j?ai réussi à le convaincre que cela devenait la seule solution. Un jour, alors qu?une dispute plutôt violente l?avait opposé à sa mère, il a finalement accepté.

Pierre avait retrouvé, en fouillant dans le bureau de sa mère, des lettres de son oncle paternel. Celui-ci lui écrivait régulièrement, mais sa mère lui cachait ces lettres. Vu leur nombre, nous avons conclu qu?elle répondait à sa place.
A plusieurs reprises dans ces lettres, son oncle proposait à Pierre de venir lui rendre visite, voir même passer quelque temps chez lui, en Australie, où il vivait seul.
En découvrant cette correspondance, Pierre a accepté mon idée de fuite. Il était même persuadé que son oncle pourrait l?aider et l?accueillir. Il a décidé de lui écrire. Une lettre simple, avec juste la vérité et son projet.
Si par malheur, la réponse revenait chez lui, et donc dans les mains de sa mère, c?était fini?
Heureusement, son oncle a bien répondu à mon nom. Par chance, j?étais à la maison, et ma mère n?a pas eu l?occasion de me questionner quant à l?expéditeur.

J?ai du attendre le mercredi suivant pour apporter la réponse à Pierre. En la lisant, il a pleuré. Son oncle avait depuis longtemps des doutes sur les courtes lettres qu?il recevait et était prêt à accueillir Pierre. Il proposait même de lui envoyer un peu d?argent, le temps qu?il retrouve ses droits sur ses comptes en banque.
C?était là le deuxième problème du plan. Pierre a refusé et je n?ai pas pu le convaincre d?accepter. Il ne voulait d?argent de personne.
Un mercredi de février, alors qu?il s?amusait à prendre en photo la neige qui tombait sur la fenêtre, il m?a demandé si je pouvais passer dans un magasin de musique en allant à la fac.
« Oui? Pourquoi ? »
Il n?a pas répondu. Une photo, une autre.
« Pour vendre ma trompette. J?aurais assez d?argent avec ça? »
Je n?ai pas pu l?en dissuader. Malgré tout, sa trompette est un objet auquel il tient, un souvenir?
« Justement? Je ne peux pas tout oublier, mais je peux me débarrasser de mes souvenirs. Fais ça pour moi, s?il te plaît. »

Et je l?ai fait. Il avait fallu s?organiser rapidement. Ma mère s?étonnait de me voir partir plus souvent à la fac.
J?ai cherché partout pour trouver un vol adéquat : un long courrier du mercredi après-midi, partant de l?aéroport le plus proche, en classe économique. Pas besoin de prendre les billets à l?avance, c?était parfait.
Un mercredi d?avril, juste avant Pâques, tout était prêt. Pierre avait subtilisé son passeport et les documents nécessaires à sa mère.
J?avais vendu sa trompette et j?avais récupéré une somme suffisante pour le billet d?avion, les taxes, taxis et autres frais. Tout était prêt.
Il restait à espérer que sa mère ne remarquerait rien pendant la semaine, et que tout se passerait bien? Il était évident que je ne l?accompagnerais pas. D?abord ce serait trop visible, ensuite Pierre voulait se débrouiller seul.
Il ne réalisait pas encore. Moi je savais déjà que je perdais un vrai ami, et que je prenais des risques? Mais j?avais passé, depuis août, mes meilleurs moments depuis longtemps.


La police est arrivée après midi. Il avait fallu deux jours à la mère de Pierre pour faire le lien entre son départ, la disparition de sa trompette et moi.
J?étais assis sur les marches du jardin. Ma mère est allée ouvrir. Je l?ai entendu lâcher un « Oh, mon Dieu ». Papa est venu me chercher.
« Je sais » j?ai dit quand il a ouvert la porte.
Je n?ai même pas refusé de suivre l?inspecteur quand il m?a dit qu?il aimerait me poser quelques questions. « Je sais » j?ai répété. Ma mère a eu un hoquet, a pris mon frère par le bras et l?a tiré dans la cuisine. Pour elle, mon sort était réglé. Mon père m?a serré l?épaule, longtemps.

Je suis monté dans la voiture. Les voisins espionnaient sûrement derrière les rideaux.
En m?asseyant, j?ai senti mon appareil photo et l?enveloppe dans ma poche. Je l?avais trouvée en rentrant ce matin. Postée de l?aéroport.
Dedans, une photo en noir et blanc. Moi, de ¾ de dos, regardant par dessus mon épaule. Hilare.
Un cliché qui aurait plu à mon grand-père. J?y étais libre, j?y étais heureux.
Au dos, une phrase.
« Une photo n?est pas une prison, elle permet aux êtres de s?exprimer et d?être eux-mêmes »